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État des lieux: Pourquoi parle-t-on de crise des médias?
Publié le 12 May 2025

Qu’est-ce que la crise des médias? C’est un phénomène de société par lequel les médias d’information, et par extension le journalisme ont de moins en moins de moyens de jouer leur rôle de « chien de garde de la démocratie ». Ils perdent donc progressivement de leur influence dans la société. Ce qui menace la démocratie.
Comment en sommes-nous arrivés là?
Depuis l’arrivée d’internet, à la fin des années 1990, et le lancement des réseaux sociaux, au début de ce siècle, les médias ont graduellement perdu public et revenus. Les géants technologiques (ou GAFAM: Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) ont grignoté leur rentabilité et leur influence au point d’ébranler leur rôle dans la société.
« Dans les années 1960, Marshall MacLuhan avait prédit que le jour où les journaux perdront leurs petites annonces, ils seraient dans la misère. C’est exactement cela qui s’est produit. C’est à ce moment-là que la crise des médias a commencé », explique Sébastien Charlton, chercheur au Centre d’études sur les médias (CEM) et chargé de cours au département de communication de l’Université Laval.
Ce dernier note que, dans la deuxième moitié des années 1990, les outils en ligne de petites annonces (comme Les PAC, Kijiji et Craigs List) se sont généralisés, grugeant progressivement les juteux revenus des journaux dans ce domaine. Par extension, pour la publicité en général, un annonceur qui en achetait dans un journal qui rejoignait 300 000 lecteurs ne pouvait savoir avec certitude que son annonce avait été vue par l’ensemble de ce lectorat. Or, les annonces en ligne permettent de récolter des données ciblées.
« Un fait demeure: la collecte et la diffusion de l’information généraliste n’ont jamais été rentables, reprend-il. Les gens n’ont jamais payé pour la juste valeur de l’information, car ce sont les autres activités des médias qui ont toujours subventionné cette activité, comme la publicité et les petites annonces. »
Info subventionnée
Autrefois, le dollar qui servait à l’achat d’un journal papier ne couvrait pas les frais de production. La publicité, les avis publics et les petites annonces payaient largement pour la salle des nouvelles, le graphisme, les frais d’impression et de distribution. Le même phénomène s’applique aux médias électroniques: la pub soutient les activités de production et de diffusion. Or, ces sources de revenus se sont rétrécies comme une peau de chagrin.
Dans les années 1970, les médias étaient des machines à imprimer de l’argent, car ils jouissaient d’un accès privilégié à leur lectorat. C’était l’âge d’or de l’information. « Depuis le début des années 2000, les gens ont davantage d’accès à l’information de diverses sources que dans les années 1970 », reprend le chercheur.
« Depuis quelques années, le journal comme on l’avait connu, soit un fourre-tout (nouvelles, petites annonces, courrier des lecteurs, mots croisés, horoscope), n’existe plus. Feu Bernard Descoteaux, ex-directeur du Devoir et ex-président du CEM, avait l’habitude de dire que Le Devoir recevait davantage de courrier pour souligner les erreurs dans les mots croisés que pour rectifier des faits ou des erreurs dans les textes journalistiques. »
Longtemps, les résultats de Loto-Québec ont justifié à eux seuls des éditions spéciales des grands quotidiens, comme La Presse ou le Journal de Montréal, réimprimées durant la journée.
Le web tueur
Internet a bouleversé ce paysage. En 1995, moins de 1% de la population mondiale avait accès au web, comparé à 51% en 2019, alors que la technologie internet fêtait ses 50 ans et que le World Wide web soufflait ses 30 bougies (v. notre dossier Technologies de janvier 2023).
« Google et les médias sociaux ont achevé de canaliser vers eux les revenus de publicité, reprend M. Charlton. Parallèlement, de nouveaux métiers sont apparus. Les annonceurs d’antan, comme les PME et les institutions, ont embauché des spécialistes de la représentation en ligne et dans les médias sociaux, éliminant d’autant le besoin d’acheter de la publicité dans les médias pour rejoindre leurs publics. »
D’autre part, pour rejoindre les publics cibles, il fallait imprimer soit des dépliants, soit acheter de la pub dans les médias. Aujourd’hui, les moyens de communiquer se sont démultipliés. Et les auditoires se sont fragmentés, au point où il n’y a plus de référents médiatiques communs.
Lent déclin
En 1940, le tirage des quotidiens américains totalisait 40 millions d’exemplaires, avant de grimper à plus de 60 millions au début des années 1970, puis de plonger à 35 millions en 2018, selon l’Institut national de l’audiovisuel français (INA). Les recettes publicitaires de la presse américaine sont passées d’un sommet de près de 50 milliards (G)$US (27% du marché publicitaire total) à la fin des années 2000 à un peu plus de 10G$US à la fin des années 2010 (7% du marché), selon PEW Research Center.
Entre 1990 et 2008, 25 % des emplois de journalistes américains ont disparu; entre 2008 et 2024, 74% des emplois restants ont été abolis, selon CJR.org. Des médias comme le New York Times et The Atlantic ont même parlé d’un phénomène d’extinction (extinction-level event). Durant la seule année 2022, les États-Unis ont enregistré 120 000 pertes d’emplois chez les journalistes, puis 20 000 en 2023, selon Reuters.
Rien qu’en janvier 2025, il y a eu 900 suppressions de postes de journalistes aux États-Unis et au Royaume-Uni, notamment au Washington Post, au Wall Street Journal et à la BBC, rapportait PressGazette début février.
Chez nous
En 1991, le Canada comptait environ 13 000 journalistes et 23 000 relationnistes. En 2021, le nombre de journalistes avait baissé à 11 000, mais celui des relationnistes avait grimpé à 160 000, rapportait le média On The Record, de l’École de journalisme de l’Université de Toronto.
« On sait que 450 journaux ont fermé au pays ces dernières années, poursuit M. Charlton. Mais d’autres sont apparus. Évidemment, les pertes d’emplois font davantage la nouvelle que les embauches. Mais récemment, des groupes comme Québecor et Bell ont aboli des centaines de postes. Ces emplois ne seront jamais compensés par des embauches en si grand nombre. »
Les chiffres ne mentent pas: 400 journaux communautaires, 27 quotidiens payants, 13 quotidiens gratuits, 32 journaux en ligne, 37 radios privées, 6 radios publiques et 11 télés privées ont fermé au Canada depuis 2008, selon un rapport de décembre 2024 du Local News Reserach Project. L’étude recense 157 fermetures au Québec seulement, dont, évidemment, les 28 journaux Métro, l’an dernier.
En novembre 2023, Patrimoine Canada recensait 450 disparitions de médias au pays en quinze ans, dont 60 depuis la pandémie, selon la journaliste Marie-Ève Martel, qui cartographie le phénomène. Entre 1996 et 2021, le Québec a perdu 6,6% des emplois de journalistes, soit 240 personnes (en tenant compte des embauches). Par contre, le domaine des relations publiques et marketing a explosé, avec la création de 3140 emplois (+445,4%), selon l’Institut de la statistique du Québec.
En fait, entre 2010 et 2020, le Canada a perdu 3500 journalistes, un recul de 23%, selon Amélie Daoust-Boisvert, professeure adjointe au département de journalisme de l’Université Concordia. Il y a donc quatre ans, les médias canadiens employaient 11 500 journalistes. C’était avant les coupures massives de 2024. Selon certaines sources, moins de 10 000 journalistes desservent aujourd’hui un public de 40 millions de personnes.
Résultat: certains territoires ne sont couverts par aucun média local, tant en ville qu’en région. On parle ici de déserts informationnels. « Et si la seule information disponible est celle du bulletin ou les communiqués de la municipalité, c’est un problème », ajoute M. Charlton.
Ce dernier souligne que, parallèlement, le foisonnement actuel des sources d’information est aussi un problème, avec les réseaux sociaux, les balados et les médias personnalisés lancés sur des plateformes comme Substract. « Trop d’info, c’est comme pas assez, commente-t-il. Il y a une forme d’angoisse chez certaines personnes, qui passent beaucoup de temps à choisir ce qu’ils vont regarder sur Netflix et finissent par fermer l’appareil sans avoir rien vu. Les algorithmes choisissent souvent à notre place, mais ils sont basés sur le plaisir; ils ne privilégient pas le fonctionnement de la vie démocratique. »
Le clickbait se nourrit de la réaction des gens aux contenus proposés. Plus ce contenu a une teneur émotive, plus il se répand. Or, une étude de 2018 du MIT concluait que les fausses nouvelles (fake news) se diffusent plus vite que les vraies sur Twitter (avant que ce réseau ne devienne X), rapportait l’Agence Science Presse en avril 2022.
Moins d’influence
« Face à cela, le journalisme a l’avantage de trier, d’analyser et de valider l’information », ajoute-t-il. Mais les gens le réalisent-ils l’importance de ce travail? Même si 4 adultes québécois sur 10 (41%) lisaient un quotidien (en ligne ou papier) en 2023, cette proportion était de 55% en 2017, selon le CEM. En région, les chiffres sont encore plus alarmants: le lectorat des quotidiens est passé de 45% à 36% pour la même période.
« Il est probable que le journalisme ne soit plus la manière dominante de rapporter l’information », soulignait Heidi Tworek, professeur assistante en histoire internationale à l’Université de la Colombie-Britannique, dans la revue des médias de l’INA en 2018.
« Depuis 50 ans, les grands propriétaires de médias faisaient la pluie et le beau temps, commente Alain Saulnier, professeur honoraire au département de communication de l’Université de Montréal. C’était une situation délicate, car leur mainmise leur donnait une influence sur les éditoriaux. Par exemple, les journalistes de La Pesse ont peu écrit sur Power Corporation, et ceux du Journal de Montréal se sont retenus d’écrire sur Québecor. Pour moi, en démocratie, on doit viser à ce que les médias se retirent de l’emprise d’immenses fortunes. Car l’information est avant tout un bien public. Or, c’est le contraire qui se produit, par exemple avec Jeff Bezos ou Vincent Bolloré. »
Le premier possède le Washington Post et Amazon; il s’est récemment illustré par ses interventions auprès du Post durant la dernière campagne présidentielle (il a interdit au Post de se prononcer en faveur de Kamala Harris, ce qui s’est traduit par la perte de 200 000 abonnés en quelques heures). Bolloré est critiqué pour avoir mis son empire médiatique (il contrôle Vivendi, Universal, Canal+, CNews, Europe 1, RFM, Geo, Capital, JDNews) pour mousser la candidature de l’extrême droite aux dernières présidentielles françaises.
Danger démocratique
Pour Alain Saulnier, la qualité de la vie démocratique est influencée par la propriété des médias: « Avec les grandes fortunes, qui reprennent des médias souvent au bord du gouffre, il y a un retour d’ascenseur: ne touchez pas à mes intérêts. La désinformation l’emporte clairement. Surtout avec la présence des GAFAM. » Alain Saulnier a écrit deux livres sur l’influence néfaste de ces géants du numérique sur les sociétés occidentales et sur l’information, dont Les barabares numériques (Écosociété). La présidentielle américaine illustre le phénomène, alors que X, contrôlé par Elon Musk, qui a injecté 130 M$US personnellement dans la campagne de Donald Trump, a contribué à la victoire de ce dernier. Tout comme Fox News, propriété du magnat de droite Rupert Murdoch.
« Dans mon livre Tenir tête aux géants du web, j’illustre que nous sommes si dépendants du GAFAM qu’on ne peut plus se passer de leurs services, poursuit M. Saulnier. C’est anormal que des multinationales américaines contrôlent nos canaux de communication. On l’a vu avec le boycottage des médias par Facebook au Canada, qui poursuit sa croissance et fait des millions de dollars de profits chez nous. »
Pour Alain Saulnier, nous sommes dans une période particulièrement menaçante pour les médias d’information, avec Trump et Poilièvre. Ce dernier affiche clairement son dédain pour les journalistes et les médias. « Il veut démolir la CBC et tirer la plug sur les programmes d’aide aux médias. Il est un allié des géants du web. »
Tout cela dans un contexte où, dans un faible marché comme le Québec, il est de moins en moins rentable de posséder un média. M. Saulnier se réjouit toutefois de l’entente entre Ottawa et Google, qui va permettre d’injecter 100 millions de dollars annuellement dans l’écosystème médiatique canadien. Patrick White, professeur de journalisme à l’École des médias de l’UQAM, ajoute: « Les millions de Google vont permettre aux médias de passer au travers des éventuelles compressions de Poilièvre. »
Ce dernier ne croit pas que Poilièvre puisse mettre fin à la CBC: « Ça prend un vote du Sénat, qui est à majorité libérale », ajoute le professeur, qui espère que Meta finira par entendre raison et mette fin à son boycottage. « Mais ça fait de moins en moins mal aux médias, surtout les plus grands, pour qui le traffic sur leurs sites internet est à la hausse, dit-il. Les petits médias ont davantage souffert et ont perdu de la visibilité. »
De fait, selon le Digital News Report 2024, Facebook est de moins en moins employé comme source de nouvelles: 25% de Canadiens disent s’en être servi la semaine précédant cette enquête, comparé à 29% en 2023.
Déclin inachevé?
Patrick White n’est guère optimiste: « Le pire est derrière nous, mais ce n’est pas gagné et 2025 sera une année difficile. Si Le Devoir et La Presse perdent l’aide fédérale aux médias, ça se traduira par une baisse de leurs profits de 50%. En 2024, on a sauvé les meubles, mais en 2023, il y a eu 850 mises à pied chez Québecor et 4800 chez Bell, qui a mis 45 stations de radio en vente en février 2024, ainsi que fusionné les salles de nouvelles de Noovo Info, CTV, Énergiue et Rouge FM. Québecor a fait de même avec le Journal de Montréal, TVA, QMI et ses autres médias. »
Il souligne qu’en 2024, Ottawa a renouvelé le crédit d’impôt sur la masse salariale des salles de rédaction pour les emplois à plein temps. Mais ce programme est remis en question par les Conservateurs. L’entente avec Google va toutefois durer 10 ans, et elle est indexable. « Les gros médias seront avantagés, les plus petits auront des peanuts », ajoute M. White.
Le ralentissement économique actuel affecte l’écosystème médiatique, souligne-t-il, car nombre de joueurs voient leurs revenus publicitaires baisser. Et cela va empirer si l’économie canadienne est affectée par les mesures protectionnistes de Trump.
Pour Patrick White, il ne fait pas de doutes que les réseaux sociaux s’en tirent haut la main sur le front publicitaire, face à des médias traditionnels affaiblis. Ces derniers doivent impérativement renouveler leur modèle d’affaires, comme l’a fait avec succès La Presse, qui y est toutefois arrivé grâce à une aide généreuse de plus de 100 millions de dollars de la famille Desmarais.
En effet, Power Corporation a annoncé qu’elle conservait la responsabilité des caisses de retraite à prestation déterminée (dont le montant des rentes est garanti à la retraite) des 773 retraités au moment où elle a vendu La Presse, un fardeau de moins pour ce média. À l’époque du transfert de La Presse vers un OSBL, la caisse de retraite accusait un déficit de solvabilité de 89,9 M$. Or, la loi précise que l’employeur doit combler un tel déficit dans un délai déterminé à l’avance. L’ex-Capitales Médias (les autres journaux de la filiale Gesca que Power a vendue à Martin Cauchon) n’a pas eu cette chance et les retraités ont perdu gros (v. autre texte de ce dossier).
Confiance du public
Ce qui n’arrange rien, c’est que la plupart des médias (sauf certains titres spécialisés) ont proposé leurs contenus gratuitement au début du web. Ça s’est avéré une stratégie perdante. Une bonne part du public juge que cette information est ainsi dévalorisée.
Et avoir nourri la bête que représente Facebook a empêché les médias de contrôler la relation avec leur lectorat. Au Canada, cet acquis a disparu. « Meta est un mauvais citoyen corporatif, reprend Patrick White. Je m’attends à ce qu’ils capitulent éventuellement. D’autant plus que l’étau se resserre à l’échelle mondiale pour les GAFAM, notamment en Europe, aux États-Unis et en Australie, surtout autour de la protection et de l’utilisation des données personnelles. »
Enfin, la crise de confiance envers les journalistes et les médias fait des ravages. Ainsi, environ 43% des Québécois font peu ou pas du tout confiance aux médias traditionnels. Pire: 1 Québécois sur 2 croit qu’il est certainement ou probablement vrai que les médias traditionnels manipulent l’information qu’ils diffusent, soit 6% de plus en 2024 qu’en 2023.
Du même souffle, le tiers des Québécois croient que les preuves de contact avec les extraterrestres sont dissimulées du public et que les gouvernements cachent à la population la réalité sur la nocivité des vaccins, selon un sondage Léger de septembre 2024. Ainsi, 22% des Québécois croient que des technologies de contrôle de la pensée sont utilisées sur les gens à leur insu.
Alors que les fausses croyances prennent de l’ampleur, les Canadiens font de moins en moins confiance envers ceux dont c’est le travail de vérifier les faits. Ainsi, moins de de deux Canadiens sur cinq ont confiance en l'information journalistique, selon le Digital News Report 2024 publié par le CEM. Seulement 39% des Canadiens font confiance à la plupart des nouvelles, comparativement à 55% en 2016. Le phénomène d’évitement des nouvelles fait aussi des ravages: 69% des Canadiens disent éviter occasionnellement les nouvelles, 40% parfois ou souvent.
L’avenir, du point de vue des journalistes et des experts qui scrutent leur travail, est plus bouché que jamais.
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